Cédant à la passion de la hiérarchie, la prestigieuse revue britannique Sight and Sound publie tous les dix ans depuis 1952 son classement des dix meilleurs films de l’histoire du cinéma. Passons sur les biais culturels qu’on peut supposer à ce genre d’entreprise — ce classement est établi par des professionnels du cinéma, anglo-saxons pour la plupart — et allons jusqu’à souscrire à l’ordre classique qu’il nous propose ; après tout, Vertigo, Citizen Kane ou La Règle du jeu, inamovibles sur le podium depuis des décennies, sont bien des films remarquables. En 2022, à l’occasion du 8e classement, l’irruption d’un nouveau venu, et précisément d’une nouvelle venue, dérange le cosmos bien établi de Sight and Sound. Cette trublionne se nomme Jeanne Dielman, 23, Quai du Commerce 1080 Bruxelles et sera « le meilleur film de l’histoire du cinéma » jusqu’en 2032.

Pour qu’une chose soit intéressante, il suffit de la regarder longtemps.
Gustave Flaubert

Jeanne Dielman, un film d’actions domestiques

C’est un film réalisé par Chantal Akerman [1], jeune cinéaste belge, sorti en 1975, avec Delphine Seyrig dans le rôle-titre. Son personnage quasi-unique, Jeanne Dielman, est une veuve au foyer qui vit avec son fils adolescent dans un petit appartement d’un quartier populaire de Bruxelles. Le film est un huis-clos circonscrit à cet espace domestique ; même les quelques sorties à l’air libre renvoient presqu’exclusivement aux besoins du ménage : une épicerie, une mercerie, la banque postale. Pendant trois jours, la caméra va observer Jeanne Dielman dans son quotidien, en plans larges et cadrages répétitifs, vaquant à d’incessantes occupations, ordonnée, soignée et presque mutique.
Jeanne se lève chaque matin, prépare le petit déjeuner, fait la vaisselle, les courses, le repas du soir, dîne avec son fils dans un silence partagé, refait la vaisselle, etc. Certaines tâches sont filmées in extenso : la préparation des escalopes panées prendra 4 minutes ; mettre la table, 1 minute et 5 secondes ; épousseter la vitrine, 1 minute et 36 secondes. Cette routine occupe toute l’étendue du temps, du matin au soir. Le film dure plus de trois heures et ne nous épargne guère l’expérience de la durée, avec des séquences en temps réel d’une femme penchée sur son évier, sa baignoire, les lits à faire.
Chantal Akerman nous montre ce que d’ordinaire on ne voit pas au cinéma, renversant le principe selon lequel « un accident de voiture ou un baiser en gros plan sont plus élevés dans la hiérarchie des images qu’une femme qui fait la vaisselle. »
Le film semble être ainsi le compte-rendu minutieux d’une routine oppressante, « un film sur l'espace et le temps et sur la façon d'organiser sa vie pour n'avoir aucun temps libre, pour ne pas se laisser submerger par l'angoisse et l'obsession de la mort. » comme le dira encore Chantal Akerman.

Jeanne Dielman, un thriller lent et clinique

Toutefois, au 2e jour, en fin d’après-midi, le film change de nature ; dans l’existence de Jeanne, une perturbation survient et nous suivront son développement jusqu’au dénouement tragique, comme les effets d’un grain de sable sur une machine à engrenages qui prendrait du retard à chaque tour et finirait par s’écrouler sur elle-même.
Cette perturbation aura lieu hors-champ, derrière la porte close de la chambre à coucher, où elle reçoit un homme, car, dans son quotidien minuté, Jeanne Dielman, chaque jour de 17 h à 17 h 30, avant que son fils rentre du lycée, se prostitue à domicile.
Sa précarité financière est explicite, il est dit que le mari défunt n’était pas riche, l’appartement est modeste, comme la mise de Jeanne et de son fils, elle économise l’électricité — le cliquetis répétitif des interrupteurs est un élément important de ce film très sonore — et l’argent qu’elle reçoit de ses clients, de la main à la main quand elle les raccompagne, Jeanne l’utilise pour faire ses courses ou le donne à son fils pour la cantine, au matin sur le pas de la porte, dans de troublantes scènes en miroir.
Les rendez-vous avec ses clients, dont nous comprenons qu’ils sont des « réguliers », font partie intégrante de la routine de Jeanne. La première scène du film en fait l’exemplaire démonstration : Jeanne, en blouse dans sa cuisine, prépare un plat de pommes de terre ; le client sonne à la porte ; la transaction sexuelle et financière se fait ; Jeanne rejoint sa cuisine et retrouve ses pommes de terre, lesquelles, le temps de la passe, ont été parfaitement cuites.
Le lendemain, tout recommence, car toutes les journées de Jeanne sont semblables. Nous le comprenons au milieu du 2e jour, lorsque le film nous fait revivre la même séquence : Jeanne affairée devant sa gazinière, arrivée du client, etc. La vie de Jeanne est circulaire, chaque jour est la répétition du précédent.
Pourtant, au terme de l’un d’eux (le 2e dans le temps de la narration), quelque chose s’est déréglé et le film nous en montre les effets immédiats : une nervosité, des hésitations, des oublis, des incidents, des moments de latence : Jeanne, un cocotte-minute dans les mains, ne sait plus quoi en faire, elle rate la cuisson des pommes de terre, laisse tomber la petite cuillère qu’elle essuie, la brosse avec laquelle elle cire les chaussures de son fils ; « Tu es toute décoiffée. » lui dira-t-il en rentrant à la maison ; le lendemain, elle se réveillera prématurément, laissera béante sa robe de chambre — cela aussi, son fils lui fera remarquer  —, commencera sa journée trop tôt.
À ce moment du film, après que Jeanne a raccompagné son 2e client, la cause du dérèglement reste conjecturale, on ne sait ce qui s’est passé derrière la porte close. Le lendemain, la troisième et dernière passe sera plus explicite : on entre enfin avec Jeanne et son client dans la chambre, où tout sera vu, indirectement à travers un miroir. C’est là, sous nos yeux, qu’une jouissance saisit Jeanne dans la chambre à coucher, un orgasme intempestif, incongru, et dont elle semble se défendre au moment de l’éprouver.
Dès lors, c’est l’irruption du désir qui vient mettre en danger le refoulement de l’existence mécanique de Jeanne dont le film a jusqu’ici rendu compte : Jeanne tuera le client qui l’a fait jouir, plantant dans son cou une paire de ciseaux de cuisine.
D’abord chronique intime de l’aliénation domestique d’une femme, le film, à peu près à sa moitié [2], devient une sorte de thriller lent et clinique : les indices récurrents du dérèglement de Jeanne suscitent une tension chez le spectateur, témoin d’une faille qui s’agrandit jusqu’au meurtre final.
Chantal Akerman s’est exprimé plusieurs fois sur la motivation du meurtre : Jeanne éprouve une jouissance avec son client de la veille, et son émergence inopinée menace le contrôle qu’elle veut exercer sur sa vie ; lorsque la jouissance survient une seconde fois, avec le 3e client, Jeanne ne trouve d’autres solutions que de tuer le danger en tuant l’homme, pour éviter que le désordre ne s’installe encore et pour toujours [3].
Toutefois, la scène de la jouissance est suffisamment ambigüe pour être décryptée de façon plus nuancée. Qui la voit, en fonction de ses biais cognitifs — et on peut supposer que ceux-ci ont beaucoup évolués depuis 1975 —, peut aussi l’envisager comme une forme d’agression sexuelle : Jeanne est d’abord indifférente à l’homme couché sur elle, puis elle commence à s’animer sans qu’on puisse attribuer à ses gestes une interprétation univoque : est-elle toujours consentante ? veut-elle échapper à l’homme qui la besogne ou à la jouissance qui monte en elle ? ou les deux à la fois ?

Jeanne Dielman est un film qui nous apprend à regarder. Alors même que le film renonce aux procédés qui dirigent habituellement notre regard (mouvements de caméra, gros plan, accompagnement musical, etc.), Jeanne Dielman suscite chez son spectateur une attention soutenue et anxieuse sur des évènements minuscules dont l’enjeu est de voir comment va se résoudre la crise intérieure de l’héroïne.

Je m’en voudrais de ne rien évoquer du jeu de Delphine Seyrig, dont la façon singulière d’être toujours ailleurs fait merveille par son inquiétante étrangeté. Sa composition de Jeanne Dielman en élégant robot réglé comme une horloge mais dont les rouages se détraquent, son regard vague et sa voix suspendue, incarnent de façon troublante une femme qui perd le contrôle qu’elle cherchait si résolument à garder. L’interminable dernier plan, après le meurtre et avant le générique de fin, dans lequel Jeanne Dielman, la main et le corsage ensanglantés, est assise à la table du salon nous en montre le terrible désarroi. Les lumières bleues d’un panneau publicitaire qu’on voyait clignoter dans la vitrine de ce même salon lors des repas du soir évoquent maintenant des gyrophares, ceux de la police ou des ambulances qui emmèneront Jeanne Dielman loin du 23, Quai du commerce à Bruxelles.

[1] Première femme à entrer dans le panthéon de Sight and Sound. Cette promotion aura au moins la vertu de mettre en lumière un film peu vu jusqu’alors d’une réalisatrice peu diffusée. En outre, peut-être est-elle l’indice d’une place croissante des femmes dans le cinéma ; dans ce même palmarès de 2022, Claire Denis est aussi distinguée, à la 7e place, pour son film Beau Travail (2000).
[2] À peu près, ou précisément. Il semble que Chantal Akerman ait placé le premier signe de dérèglement de Jeanne Dielman — elle oubliera d’allumer la lumière du couloir — à l’exacte moitié du film, à la seconde près. Le film dure 201 minutes ; le premier acte manqué intervient au mitan de la 100e. Ainsi, Racine, dans Phèdre, fait annoncer par Œnone le retour de Thésée « qu’on a cru mort » au vers 827 d’une pièce qui en comprend 1654, précipitant les événements dans la tragédie.
[3] J’emprunte cette formule et quelques inspirations ici et là à Alexandre Moussa, contributeur de la revue critique en ligne Critikat, dont l’article Cantique mécanique, consacré à Jeanne Dielman, m’a beaucoup éclairé.

Pierre Rolet

Cinéfil n°71 - novembre 2023