En raison de son échec commercial Playtime manqua presque d’engloutir son créateur. Reste ce film magnifique qui donne l’occasion d’évoquer le style unique et la figure lumineuse de Jacques Tati. Une bande dessinée, Tati et le film sans fin parue en 2023 chez Glénat, viendra enrichir la réflexion.

 Silhouette

Certainement l’expression « aller à la pêche aux moules » convenait davantage à ce personnage d’Hulot, dans sa légèreté et sa poésie, que la brutale « avoir le feu au plancher ». Ce pantalon trop court est une première signature. Donnant largement à voir les chaussettes noires unies ou zébrées c’est selon. Ce léger décalage d’élégance campe le héros.
Ces chaussettes rayées, fantaisies, graphiques, sont la promesse d’un regard léger. On n’y trouvera aucun ridicule mais bien plutôt une souplesse, de la délicatesse, quelque chose rappelant l’agilité de l’acrobate. On sait déjà en observant ces éléments du costume d’Hulot que l’on est dans la logique du pas de côté.
Un parapluie. Comme une rallonge de bras ou une autre jambe, selon les circonstances. « Il a deux pieds, parfois trois… » dirait Jacques Prévert. Cet être polymorphe utilise ce parapluie en guise d’accessoire de communication.
Un chapeau de fantaisie et un pardessus froissé terminent cette silhouette vive et très mobile. Une mobilité nécessaire dans un univers de rigidité. Hulot / Tati étant de tous les points de vue, de tous les espaces.
Un chapeau un peu triby, un peu jazzy. Le chapeau de notre homme est d’un autre temps. Le temps de la politesse en société qui vous faisait le retirer pour saluer ou se présenter. Mouvement, musique du geste.
La pipe. Bannie par la RATP et remplacée un temps par un joli petit moulin à vent, cet immense tuyau de pipe est réapparu au prétexte administratif – parmi d’autres – que l’intéressé n’était plus de ce monde. Merci à lui.
Pardessus. Enveloppe du dessus. Fripé comme un sac. Permet l’anonymisation du personnage et par-delà sa liberté d’action dans l’espace scénique.
Les mains aux côtés. Quelque chose d’un oiseau ou d’une sorte de criquet magnifique.

Espaces

Comment trouver de la poésie dans l’image d’un immeuble crevant le ciel moutonneux de Playtime telle une cathédrale où résonnerait la musique de Francis Lemarque ?
Dès la séquence inaugurale de l’aéroport les diversités s’expriment avec leurs signatures visuelles et sonores. Se cherchant une place. Certains filent droit, certains non. Comme autant de Hulot, ces derniers, silhouettes à la Sempé, amènent leur indécision à la chorégraphie générale. Comment coexister et communiquer dans un univers en 70 mm où des personnages tout en rondeur doivent s’adapter à des perspectives désespérément rectilignes ?
C’est peu-à-peu l’émergence douce d’un léger désordre jubilatoire fait de méprise, d’inattention, de maladresse, agissant comme autant de ruptures du rythme aéroportuaire qui se voudrait parfaitement ordonnancé.
Après ce lieu de transit, le second volet nous amène dans un immeuble moderne, temple du travail et royaume de la transparence, du cloisonnement, de l’anonymat. Labyrinthique pour Hulot, ludique et acrobatique pour Tati.
L’Humain peine mais tente d’investir et de détourner cet espace. Playtime comme une « re-création » de l’espace.
Hulot a rendez-vous dans ce lieu, fil rouge de l’épisode. Une caméra discrète, peu mobile, fixe et décrit une prison de verre, univers dans lequel et autour duquel êtres humains et mannequins en cartons se côtoient et se ressemblent. Tati exploite à l’infini, de manière experte, l’ordonnancement de ses décors tout en apparences. On sait, on sent que chaque plan, chaque moment de la bande son, œuvres dans l’œuvre, vont fourmiller de trouvailles, d’une infinie richesse de détails. Playtime se mérite.
Troisième épisode de la déambulation d’un Hulot léger, virevoltant et perdu dans cette ville futuriste : le salon de l’ameublement et des arts ménagers. Dans ce royaume feutré de la modernité et de la futilité, où chacun est sur scène, les objets inutiles font la loi.
Le soir arrive, la nuit tombe. Cinq ans avant le Roma de Fellini apparaissent ici de fantomatiques silhouettes urbaines magnifiées par une caméra flottante.
Nous voici devant un immeuble où les spectacles des appartements sont offerts à la rue. Le geste remplace le mot. Les échanges verbaux ne sont qu’utilitaires. L’intérieur et l’extérieur se confondent à l’occasion d’une mémorable séance d’exhibitionnisme involontaire (ou pas).
À l’époque où nos fenêtres Windows donnent librement accès à l’intimité on ressent d’autant mieux cette séquence prémonitoire.
La vision tatiesque va se déployer dans toute sa plénitude juste après.
Préférer le détail à l’uniformisation. En réponse à l’inévitable développement de lieux stéréotypés, reproduits à l’identique, Tati va faire exploser l’un de ses espaces scénographiques (un restaurant) pour y proposer une mise en scène débridée et réjouissante.
Il va s’intéresser au royaume des coulisses et mettre en scène les invisibles.
Des musiciens (dont on comprend qu’ils ne sont pas d’emblée les bienvenus) vont dynamiser cette soirée que, pour son compte, Hulot / Tati dynamitera.

Nostalgie

Le soin apporté aux décors, l’habileté de la scénographie sont tels qu’aujourd’hui, chaque photographie de plateau, chaque image du film sont devenues à elles seules, analysées isolément, des objets d’études et d’admiration.
Hulot déconstruit, Tati construit à merveille. Nombre de visionnages sont clairement indispensables pour tenter de s’approprier la multitude d’événements représentés sur plusieurs espaces de chaque scène. Comme à la énième écoute l’on peut encore découvrir les sophistications d’un chef-d’œuvre musical.
Légers comme des clins d’œil, les gratte-ciels de Playtime, juchés sur des roulettes, se sont enfouis dans nos souvenirs. Aucune trace du tournage aujourd’hui sur le plateau de Gravelle. Le manège des petites voitures tournera pour toujours.
Mais quelque part dans une rue oubliée du quartier de la Défense trônent, bien alignés, certains lampadaires tous droits issus de l’imagination de Jacques Tati. Si vous passez dans le coin regardez les avec bienveillance car ils sont là, qui peut en douter, pour disperser au vent les jours de mauvais temps, des graines de poésie urbaine.

Philippe Lafleure

Cinéfil n°71 - novembre 2023