Possédée

Depuis qu’elle a vu cette bête tentaculaire étreindre la femme hagarde dans la pénombre d’un appartement délabré, Anna est enchantée. Naturellement si d’aventure quiconque l’interrogeait sur ce point, elle prétendrait que jamais elle n’a assisté à plus horrible spectacle, et il devrait en être ainsi, car le monstre gesticulant est objectivement en tous points répugnant. Il n’empêche que, dans les faits, Anna est bel et bien enchantée. Peut-être même ravie. Non qu’elle soit spécialement à l’affût des représentations biscornues de concepts aberrants. Loin s’en faut. La preuve : à l’exception notable de la séquence susmentionnée, le film lui-même — car c’est bien de cela qu’il s’agit — ne l’a pas bouleversée.

Au contraire, la mise en scène hystérique de ce couple emporté dans la tourmente d’une rupture chaotique lui a inspiré, pour débuter, guère plus qu’un agacement croissant, rapidement mêlé de lassitude, et seule la crainte d’importuner ses voisins de rangée l’a empêché d’évacuer la salle obscure au moment où, dans un couloir du métro berlinois, le personnage féminin s’abandonnait à d’excessives vociférations, et gesticulait d’importance, et levait au ciel des yeux exorbités, et martelait les murs de son filet à provisions. Anna est d’autant plus contrariée que c’est précisément la présence au générique de cette actrice-là qui a guidé son choix de séance. Pour les qualités d’interprétation d’icelle, certes. Mais pour sa ressemblance avec Hélène, surtout.
Lors de leur ultime année de collège, Anna et Hélène partagèrent la même classe. La timidité quasi maladive de l’une contrastait tant avec l’expansivité tonitruante de l’autre que des élèves prodigues en ironie cruelle s’ingéniaient à les surnommer « les jumelles ». Hélène s’en amusait volontiers. Anna moins. Elle vouait à sa camarade une secrète admiration qui prit un tour obsessionnel après la découverte, dans son cou, d’un suçon.
Face à l’écran, Anna contient mal les las soupirs qui lui montent aux lèvres, lorsqu’un brutal émoi fait soudain grincer son fauteuil. Allongée sur le corps dénudé du sosie d’Hélène, une larve poisseuse à l’abdomen oblong de phasme gigantesque et aux vertèbres par trop saillantes, lascivement, s’active entre ses cuisses tout en tenant, à l’aide de ses tentacules enroulés telles les vrilles d’une bryone suintante, ses bras et jambes en croix.
Pour masquer les stigmates cutanés de ses liaisons amoureuses, Hélène nouait d’ordinaire, autour de sa gorge, un foulard orné d’un voilier en perdition pris d’assaut par un calamar géant. L’avait-elle égaré ce jour où, au mitan du cours d’allemand, elle entortilla ses cheveux longs en un chignon improvisé ? Assise dans son dos afin de mieux l’admirer en cachette, Anna repéra illico sur la nuque dévoilée l’ecchymose dont la teinte exceptionnellement soutenue et la forme parfaitement arrondie forçaient l’étonnement. Imprudemment, elle se risqua à imaginer les lèvres qui avaient pu, avec une si effrayante précision et une si folle intensité, aspirer les humeurs d’Hélène. S’ensuivit une accélération désordonnée des battements de son cœur accompagné d’un échauffement fulgurant de ses pommettes et d’une conséquente humidification de ses aisselles, autant de manifestations physiologiques qui prirent des proportions apocalyptiques quand, projetant imprudemment ses propres désirs dans ce fantasme éveillé, l’admiratrice clandestine se rendit compte qu’elle eut été bien incapable de choisir, du suceur ou de la sucée, à quelle place irait sa préférence. L’insistance prolongée de son observation alerta finalement Hélène qui, pivotant, lança à Anna un de ses fameux regards tout à la fois mutins, moqueurs, espiègles et aguicheurs.
Le même type d’œillade que, vingt ans plus tard, tandis que la bête l’enlace, la misérable écartelée adresse à la caméra comme une supplique pressante aux souvenirs refoulés d’Anna. Dès lors, les deux pâles yeux bleus ne la quittent plus, ni au sortir de la salle, ni sur le chemin du retour, ni dans l’exiguë cuisine où elle dine seule, ni devant le miroir de la salle de bains où elle brosse mécaniquement ses dents. Et pas davantage sous la couette. Les yeux d’Hélène la scrutent quand elle se tourne, se retourne, se cambre et se débat à la recherche d’un répit qui ne vient pas. Du tiroir de la table de nuit, Anna a tiré le foulard dérobé dans lequel son visage s’enfouit mais le parfum, de longue date éventé, n’assoupit qu’à peine son esprit embrasé.
Quand minuit sonne, sa décision est prise : elle ira, à Berlin, traquer la bête.
À Kreuzberg, elle rencontrera peu de difficultés pour identifier, près du mur désormais démoli, le bâtiment qui servit de décor, puis en reconnaitre la façade ravalée, à l’angle de Luckauerstraße et de Sebastianstraße. Prétextant une recherche d’emploi, elle sera accueillie dans l’entreprise d’informatique installée au deuxième étage par une certaine Margit qui lui annoncera que « unser Schaltanlagenbetreiber hat Saugnäpfe installiert ». L’espace aura été réagencé mais Anna localisera sans peine, dans l’originelle topographie reconstituée mentalement, la chambre de l’accouplement. Elle abritera à présent d’imposants serveurs dont le ronronnement sera couvert par le râle d’un climatiseur installé à l’exact emplacement du lit. La façade de l’engin sera couverte de cadrans, d’interrupteurs alignés, de diodes écarlates, surmontant un grillage qui protègera des hélices. Des tuyaux sinueux répandront son haleine glacée, de ses flancs aux recoins de la salle. Dans la surface chromée du large tube coudé qui ornera son capot, le reflet déformé d’Anna grossira. Elle s’approchera, tout près, plus près, appuiera son front contre le sommet du manchon, son menton à sa base, ses pommettes aux rebords latéraux. Sa peau se tendra, ses lèvres s’étireront, ses paupières s’allongeront et la machine happera son foulard bariolé.
Quelques heures plus tard, la femme de ménage découvrit le corps inerte. Le visage d’Anna était si hermétiquement soudé au tuyau qu’il fallut, exceptionnellement, éteindre l’appareil pour parvenir à l’en décoller. Sa face tout entière avait pris une teinte vermillon qui commençait à virer au pourpre. Le médecin appelé sur place estima que la mort était survenue à l’aube, mais il fut incapable d’expliquer pourquoi, malgré l’effrayante déformation des traits, le cadavre conservait aux lèvres un sourire qu’il qualifia, faute de mieux, d’extatique.

Ce texte a été rédigé le 9 septembre 2023 à la suite de la vision du film d’Andrezj Zulawski, Possession (1981).

Annabelle Quenotte

Cinéfil n°71 - novembre 2023