« Plus réussi est le méchant, plus réussi sera le film. » C’est par cette formule qu’Alfred Hitchcock conclue l’évocation de son film Le Grand alibi lors de ses entretiens avec François Truffaut. Tourmenté par des émotions contradictoires, tout spectateur a bien des occasions d’en éprouver la portée quand, à la faveur de l’obscurité, il tremble pour le héros menacé tout en luttant pour ne pas se laisser gagner par l’espoir de voir le méchant parvenir à ses fins.

 Disons-le : Tintin est fade. Fade jusqu’à l’insupportable. Pas seulement à cause de la ligne claire de ses traits mais bien du fait de son côté boy-scout préservé en permanence de toute pensée malveillante. Même Milou est plus intéressant parce qu’au moins il lui arrive d’être tiraillé entre ses désirs et ses obligations, entre la tentation égoïste et l’aspiration au collectif, entre le vice et la vertu, autant de cas de conscience habilement matérialisés sous forme d’un ange et d’un diable qui s’affrontent dans sa cervelle de fox-terrier. Alors que Tintin, non. Toujours serviable, toujours poli, toujours propre sur lui. Pas le genre à entrelacer ses doigts tatoués des mots “Love“ et “Hate“ à l’instar du terrible Harry Powell dans La Nuit du chasseur. Quel mérite a-t-il, cet ectoplasme de Tintin, si sa bonté ne résulte pas d’un duel entre droit et devoir ?

Le chemin de la méchanceté

 C’est selon cette même logique, j’en conviens discutable, que Milady de Winter (Lana Turner) m’a toujours semblé plus attirante que Constance Bonacieux (June Allyson) dans l’adaptation des Trois Mousquetaires que George Sidney réalisa en 1948 — de loin ma préférée parmi les dizaines que l’œuvre d’Alexandre Dumas suscita. Loin de moi l’idée de prétendre que sa cruauté quelque peu abusive n’est pas condamnable. Mais reconnaissons que Lana Turner a toutes les qualités pour incarner cette méchante plus que réussie et que son jeu sait à merveille donner corps aux tourments d’une âme, il faut le reconnaître, plutôt noire. Je me garderais bien de prétendre lui trouver des circonstances atténuantes, pourtant sous la froideur apparente de l’actrice passent tant d’émotions mêlées qu’à l’instant où le bourreau de Lille s’apprête à lui scinder le corps en deux parties, il m’est toujours impossible de ne pas penser à son parcours sinon à sa condition de femme soumise aux injonctions d’une société tout entière construite sur des principes de domination, et de m’interroger sur ce qui dans celui-ci l’a peut-être entraînée sur le chemin de la méchanceté. Nombreux sont ceux qui se sentent légitimes voire compétents pour juger de ce qui est bien ou mal tout en professant, comme si cela était une fatalité, comme si cela ne relevait pas d’une volonté d’entretenir plus ou moins activement des rapports sociaux basés sur la performance et la compétition, que la vie est un combat et vous servent à longueur de temps des « on n’est pas chez les Bisounours » d’un ton aussi ironique que méprisant. Il y a toutefois une sacrée différence entre les faits et l’explication qu’on en donne, en fonction d’une sensibilité, de convictions, d’interrogations qui n’engagent finalement que celui ou celle qui s’arroge le droit de les catégorisées radicalement.

Une tendance au manichéisme

 Vous aurez remarqué que la présentation médiatique de faits-divers sordides est souvent assortie de témoignages de personnes très surprises de découvrir que ce voisin si poli et souriant puisse être un abominable tueur en série. Outre qu’elle révèle une certaine naïveté qui confine à la crétinerie — quel serial killer aurait l’idée de se promener avec un tee-shirt annonçant "Torturer les chatons ? Une passion" ? — cette attitude relève manifestement d’une tendance au manichéisme dont les ravages se font sentir quotidiennement. Personne n’est complètement bon ni intégralement mauvais (vous excuserez le lieu commun), et le fait qu’un dictateur sanguinaire soit très sympa avec sa belle-sœur n’excuse en rien qu’il ait fait massacrer des milliers d’innocents. Le but n’est pas de justifier ni de condamner mais de constater que la méchanceté de Milady est troublante dès lors qu’elle me renvoie à la mienne contre laquelle il me faut lutter. Tous les films m’incitent à me frotter au côté obscur de la force. C’est la puissance du cinéma et sans doute la raison pour laquelle les cinéphiles ont rarement envie d’envahir l’Ukraine ou de licencier 100 000 salariés pour faire monter d’un point les dividendes de trois actionnaires.

Gaston Chapelle

Cinéfil n°71 - novembre 2023