Alors que la Cinémathèque de Tours nous propose cette année de voir ou revoir Une Vie difficile de Dino Risi, Nous nous sommes tant aimés d'Ettore Scola, Les camarades de Mario Monicelli, après avoir projeté, lors de la saison dernière, Divorce à l'italienne de Pietro Germi,  il convient de tenter de définir ce qui relie ces  films, à savoir leur appartenance à un genre cinématographique caractéristique du cinéma italien de la fin des années 50 à la première moitié des années 70,  la comédie dite à l'italienne.

        Dans Le Pigeon réalisé par  Mario Monicelli, en 1958, cinq  pauvres bougres ratent le casse d’un Mont de Piété de banlieue, le casse de leur vie.  Leur aventure s'achève autour d'une malheureuse soupe de pâtes et de haricots. Pour la première fois dans un film comique le rire et la satire sociale se mêlent étroitement.  Cette comédie de moeurs marque le début d'un nouveau filon qui va renouveler la narration cinématographique.

La dimension sociale de la comédie italienne

        Les années noires de l'immédiat après-guerre qui ont servi de décor aux films néo-réalistes de Rossellini, De Sica, De Santis,  sont loin. Dans le milieu des années 50, l'Italie aborde une ère nouvelle.  Ce vieux pays sous-développé, ruiné par le fascisme et la guerre, connaît une croissance jamais connue auparavant et devient en quelques années une grande puissance économique. 

        Le cinéma italien de l'après-guerre, par opposition à celui des téléphones blancs de l'époque fasciste,  prenait en compte la question sociale. Le néo-réalisme se voulait témoin de cette débâcle de la société italienne réduite au chômage, à la pénurie, à la faim, à la misère.

        Mais dans un contexte de « miracle économique » où les Italiens goûtent enfin à la prospérité, au bien-être, le cinéma se doit d'aborder la question sociale à l'aune des transformations radicales qui s'opèrent à cette époque dans la société italienne. Il va s'attacher à montrer avec un sentiment d'amertume, de colère, sur le mode de l'ironie, les aspects les plus sombres de cette mutation  qui fait que ce pays, traditionnellement agraire et provincial, se donne comme modèle de réussite cette nouvelle bourgeoisie urbaine dont la vulgarité et l'autosatisfaction sont élevées au rang de valeurs. La perte des repères, la solitude de l'individu, la déshumanisation de la société sont des thèmes récurrents de ce nouveau cinéma. Et comme l'affirme Gian Piero Brunetta, un critique de cinéma italien, désormais « l'important c'est maintenant le paraître : le cinéma des années 60 raconte la mise en scène d'une opulence illusoire qui repose sur des sables mouvants. L'Italien populaire, le petit bourgeois, camoufle toujours plus ses pauvres origines et dans un élan se jette à corps perdu dans la société de consommation. Son nouveau statut ne lui permet pas de s'apercevoir que cette mutation a été rapide, sa route est parsemée derrière lui de ruines sentimentales et le bien-être économique est atteint au prix d'un désert affectif et au renoncement de bon nombre de ses idéaux ou valeurs ».

À l'origine la commedia dell'arte :

        Cette mutation du cinéma italien, en tant qu'art populaire,  dans sa manière d'appréhender la réalité, nous oblige à nous interroger sur les origines de la culture populaire italienne. Le cinéma en Italie, comme partout ailleurs a cherché une légitimation qu'il n'a pu trouver que dans un patrimoine culturel qui, au-delà des barrières sociales, pouvait toucher l'ensemble de la population: l'opéra et la commedia dell'arte. Toute l'histoire du cinéma italien peut se définir par rapport à ces deux arts de la représentation. Si le film historique, le mélodrame trouvent leurs racines dans le spectacle lyrique, l'influence de la commedia dell'arte, art par excellence de la parodie et de la dérision, est prépondérante dans la comédie italienne.

        Au début des années 50, les nombreuses comédies tournées en Italie s'apparentent à la commedia dell'arte avec des personnages très stéréotypés. Une grande liberté est laissée à l'acteur principal qui, à partir d'un canevas improvise, brode sur une situation donnée. Toto, acteur de nombreuses comédies de cette époque,  à l'image de l'Italien pauvre de l'après-guerre, n'a d'autres moyens pour s'en sortir que sa ruse et le larcin. Même si elle n'est pas dépourvue de vérité, la comédie apparaît toujours sous le masque du stéréotype.

        A la fin des années 50, les masques tombent. Le personnage de la comédie gagne en individualité, est animé de passions complexes et contradictoires. Il n'évolue plus dans des décors artificiels remplacés alors par des cadres familiers de la vie quotidienne. La comédie se nourrit de la vie dans ce qu'elle a de plus réel. Aussi les spectateurs peuvent-ils s'identifier à ces acteurs que sont désormais Alberto Sordi, Vittorio Gassman, Marcello Mastroianni et Nino Manfredi.

        Cette identification n'est d'abord possible que parce que la comédie à l'italienne est d'abord une comédie dialectale qui à l'opposé des comédies mussoliniennes, s'inscrivent dans une tradition populaire fortement marquée par les particularismes régionaux que le fascisme voulait nier .

        Ces acteurs, par leur manière d'être, par leur jeu fait d'autodérision envers eux-mêmes et leurs personnages, portent cette ironie qui caractérise la comédie italienne et dans laquelle les Italiens se reconnaissent. Ces acteurs, mais aussi les scénaristes, les metteurs en scène sont tout à la fois complices et spectateurs du monde qu'ils représentent. Aussi ces films, profondément inquiétants,  créent-ils, tout à la fois un mouvement d'adhésion et de recul de la part du public. Ce double mouvement s'explique par les capacités des acteurs et des auteurs de raconter sur le mode subjectif ce qui est représenté sur le mode objectif. Le   récit est à la première personne. Sa mise en scène est à la troisième personne. C'est pourquoi cette forme de comédie est un miroir où le public italien aime se regarder vivre et où il s'identifie pleinement aux acteurs.

        La représentation du réel se construit alors  sur un double point de vue : toute séquence relève à la fois de la fiction et de la réalité, du tragique et du comique, du cynisme et de la morale. Cette tension qui en résulte  dépend de la manière selon laquelle les réalisateurs de ces comédies posent leur regard de spectateur sur la réalité sociale qu'ils nous montrent.

        En conclusion on peut voir dans la comédie italienne une sorte de  bilan désabusé du néo-réalisme qui visait à une transformation de la société italienne. Son regard se veut plus critique, plus réaliste sur l'évolution de l'Italie. En s'intéressant à des personnages qui croyaient aux idéaux de la Résistance, elle développe un cinéma où percent la colère et  l'amertume. Elle nous fait part de ses doutes sur le miracle économique, sur les changements politiques espérés. Elle délaisse ces personnages pauvres, opprimés, souffrant en silence que les films néo-réalistes savaient mettre en scène pour s'intéresser à des personnages condamnés à la frustration, à l'échec, réduits à n'être que des pantins de l'Histoire.


Louis D'Orazio